Le quartier du Midi mérite-t-il mieux que la soupe la plus chère de Bruxelles ?
Ce jeudi 23 avril, la brasserie Midi Station, qui fonctionne déjà depuis quelques semaines, sera inaugurée en grandes pompes. Ce nouvel établissement est installé dans les bâtiments modernes situés à la sortie “rue de France” de la gare du Midi, sur la place Victor Horta (lequel se retournerait sans aucun doute dans sa tombe de voir son nom associé au cataclysme urbanistique qui a ravagé ce quartier). A en juger par les photos sur le site et par un passage furtif et curieux de ma petite personne, l’aménagement de la brasserie semble atteindre un summum dans le genre kitch et chic: fauteuils boursouflés accueillant des VIP qui le sont tout autant; costumes-cravates accoudés au zinc clinquant, dans l’attente d’un Eurostar; lustres et chandeliers monumentaux qui font scintiller montres et bijoux de ceux qui peuvent se payer la présence dans le lieu… La carte propose de son côté un assortiment de mets aux noms alléchants, dont un modeste potage aux légumes du jour à 12 (douze) euros. Probablement le soupe la plus chère de la ville ! Et de quoi couper sec l’appétit à la plupart d’entre nous.
Sur le courrier d’invitation envoyé très officiellement par la Commune de Saint-Gilles pour l’inauguration de cette brasserie, le socialiste Charles Picqué loue le lieu comme une « initiative ambitieuse qui témoigne manifestement du renouveau du Quartier du Midi ». Les socialistes modernes aiment manifestement la soupe… Autre anecdote plus ou moins amusante, le même courrier fait référence à la brasserie « Espace Midi Station », soit pratiquement le nom d’une société immobilière montée par les plus gros promoteurs actifs sur Bruxelles, pour faire main basse sur une bonne partie du quartier, avec la bénédiction continue de Charles Picqué: la SA « Espace Midi ».
Tout cela resterait relativement anecdotique si l’ouverture d’un tel lieu, au beau milieu d’un des quartiers de Bruxelles les plus confrontés à la pauvreté, n’était pas un des résultats visibles d’une politique menée depuis près de 20 ans par la Région et la Commune de Saint-Gilles pour transformer radicalement la zone. L’idée maitresse, jamais démentie au cours des années: évacuer les populations les plus pauvres au profit d’hôtels et de bureaux, essentiellement. Quitte à ce que cela prenne du temps, beaucoup de temps et réclame de l’argent public. Véronique Gailly et Alain Maron ont consacré ensemble un mémoire complet sur la question, qui conclut à l’existence claire d’une alliance objective entre les pouvoirs publics et les promoteurs immobiliers pour transformer le quartier, contre les populations en place. Il a aussi été question de ce mémoire sur l’ancien blog du journaliste Mehmet Koksal, ainsi que sur le site web du comité de quartier Midi, qui regorge également d’autres informations sur le sujet.
Que pouvait-on faire d’autre ?
Les drames sociaux et urbanistiques subis depuis près de 20 ans dans le quartier étaient tout à fait évitables. Les promoteurs privés et la SNCB elle même commencent à spéculer dans le quartier dès la fin des années 80, quand il devient clair que la gare du Midi est pressentie pour accueillir le TGV à Bruxelles. Les pouvoirs publics (Région et Commune de Saint-Gilles) vont alors choisir, sur une large zone autour de la gare, de tout raser pour faire sortir de terre des bureaux (surtout), des hôtels et quelques logements neufs (sur moins de 10% des nouvelles surfaces bâties). Double bénéfice de cette politique cynique: on nettoie socialement le quartier, un des plus pauvres de la Région, et on espère par ailleurs tirer des taxes des nouveaux bureaux. A la place, des plans particuliers d’affectation du sol adéquats auraient pu à cet endroit protéger le logement et le petit commerce existant. On aurait également pu profiter de la transformation de la gare pour rénover en douceur le quartier, entre autres via des contrats de quartier.
Aujourd’hui, il n’y a malheureusement plus moyen de revenir en arrière : la majorité des nouveaux immeubles de bureaux et hôtels sont sortis de terre, ou en sortiront bientôt suite à la délivrance des permis de bâtir. Reste à se battre pour que les logements neufs promis arrivent aussi et qu’ils soient accessibles aussi à des personnes en difficulté sociale (par exemple en augmentant le nombre de logements sociaux par rapport à ce qui est prévu) et également pour que les derniers ménages devant être expropriés le soient dans des conditions dignes. Sans oublier que les derniers locataires présents soient relogés correctement.
Est-il possible d’éviter à l’avenir de pareilles erreurs, alors que le « plan de développement international de Bruxelles » qui est justement censé projeter la Région dans le 21ème siècle semble reposer sur une vision franchement dépassée et hypothétique du développement (les investissements internationaux) ? Cela ne va pas être évident, mais avec quelques lignes de conduites simples et claires, ce n’est pas impossible: il s’agira en tout cas d’être vigilant à ce que les projets urbanistiques d’ampleur fassent la part belle au logement et non au bureau et, surtout, qu’ils soient conçus pour et avec les habitants et en tout cas pas contre eux. Il faudra aussi renforcer le financement des communes les plus pauvres, afin qu’elles puissent assurer les dépenses sociales et de services publics, même sans avoir du bureau à taxer sur leur territoire.